Historienne, Anne Morelli enseigne la critique historique appliquée aux médias modernes à l'Université libre de Bruxelles. Cette mère de quatre enfants, qui a publié plusieurs ouvrages collectifs dont ‘Les grands mythes de l'histoire de Belgique’ (EVO, 1995), s'est intéressée, tout au long de son parcours, à l'histoire des minorités et des vaincus.
Juste avant les attentats du 11 septembre 2001 parait aux éditions Labor son livre ‘Les principes élémentaires de propagande en temps de guerre - Utilisables en cas de guerre froide, chaude ou tiède’. Alors même que les études, publications, expositions et documentaires sur l'histoire militaire abordent rarement la question de l'opinion publique, quels sont les arguments avancés pour convaincre les populations concernées ? Le message d’Anne Morelli se résume en trois mots : Doutez, doutez et doutez encore. Car, face à la propagande de guerre, le citoyen est plutôt désarmé.
La propagande en 10 principes
1 - Nous ne voulons pas la guerre, nous ne faisons que nous défendre. Nous sommes encerclés, assiégés (…).
2 - Le camp adverse est le seul responsable de la guerre. Y-a-t-il eu une attaque surprise contre Pearl Harbour ? A-t-on laissé faire ? Peu importe, Il faut de toute façon quelque chose qui mobilise l’opinion publique …un alibi pour venger les affreux (…)
3 – L’ennemi incarne le diable, incarne le pire, l’’affreux de service’. La diabolisation est la technique de propagande la plus ancienne. Elle vise à inspirer la haine envers l'ennemi, nécessaire pour le blesser sans remords, pour préserver ses alliés, les mobiliser, les entraîner et démoraliser l'ennemi. Puisqu’on ne peut haïr un groupe humain dans son ensemble, vaut mieux se concentrer sur le leader. La diabolisation s’opère avec plus d’aisance et d’efficacité si l'ennemi est personnalisé en un seul homme. Celui qui dirige le camp adverse est monstrueux, voire atteint de démence. Cela se décline sous toutes les latitudes. En 2014, une rumeur a été déclenchée sur le compte d’un réseau social satirique chinois racontant que Kim Jong-Un avait fait dévorer son oncle par une meute de chiens. Dès lors, certains médias (à Hong Kong) auraient relayé cette ‘nouvelle’(…) L’ennemi est un dingue. Poutine ne déroge pas à la règle. Pour l'opposant russe Lev Ponomarev, président de l’Institut Sakharov. ‘Poutine est un malade mental et un fou’, a-t-il déclaré dans un entretien au quotidien italien ‘La Repubblica’. ‘Je ne suis ni médecin ni psychologue, mais si l'on en juge à ce qu'il dit et ce qu'il fait, il est en pleine paranoïa’. La méthode n’est pas sans conséquence ; Comme l'a noté Carl von Clausewitz dans ses écrits De La Guerre, ‘lorsque l'une ou l'autre des parties à un conflit adopte une telle stratégie, la diabolisation est inévitablement suivie d'atrocités... et ainsi le cercle vicieux de la guerre sauvage se répète sans fin jusqu'à ce que l'une des parties finisse par l'emporter’.
4- C'est une cause noble que nous défendons et nullement des intérêts particuliers. Il s’agit de draper les buts de guerre d’intentions honorables. Bien qu’il serait fallacieux de confondre les motivations d’un résistant et d’un occupant, de nombreuses opérations sont menées au nom d’un combat pour le droit et/ou la liberté (…) Celle menée par les Etats-Unis contre le Panama en 1989 s’appelait ‘Juste cause’. Personne n'a jamais dit : 'nous allons faire la guerre pour nous emparer de minerais stratégiques ou de champs pétrolifères'. Bien sûr que non ! Et pour cause : les peuples ne marcheraient pas ! Autre exemple, les guerres coloniales. Ou encore ....lorsque les Etats-Unis envahissent l’Afghanistan, çà se justifie car il s’agit officiellement de libérer la femme afghane des affreux Barbus. A aucun moment, les belligérants admettent recourir aux armes et à la terreur pour instaurer/imposer l'économie de marché.
5 – L’ennemi provoque sciemment des atrocités , contrairement à ceux (nous) qui, de façon involontaire, agissent pour le mieux et s’excusent pour ce qu’il est convenu d’appeler des bavures. Car il nous faut avoir un ennemi. La désignation d’un ennemi est indispensable pour maintenir la cohésion d’un groupe, justifier les états de guerre, accroître des budgets militaires. Invectiver par exemple cet Occident décadent, cela permet de camoufler ses propres turpitudes, désigner un bouc émissaire fort utile. On a juste oublié qu’à force de craindre les barbares, on risque fort de leur ressembler.
6 - L'ennemi (bien identifié) a recours aux armes non autorisées dont les bombes à sous-munitions, les mines anti-personnel (…) Saddam Hussein allait recourir à des armes de destruction massive (ADM) dont il ne disposait pas. Les intentions des dirigeants à Téhéran ? Dès le mois d’avril 1984, les services de renseignement allemands (BND) prédisent que l'Iran risque d’accéder à la bombe d'ici deux ans …grâce à l'Uranium Hautement Enrichi (UHE) en provenance du Pakistan. A contrario, la partie adverse s’efforce de mener des guerres propres (…) Fin janvier 1991, une journaliste du’ Nouvel Observateur’ écrivit : Le monde entier soupire. On aura donc réussi une guerre propre, dévastatrice mais courte, capable de mettre Saddam à genoux sans répandre inutilement le sang américain… ni irakien’. L’énoncé ‘guerre propre’ a (aussi) une dimension violente : l’emploi de la métaphore de la propreté assimile l’ennemi à un agent infectieux. (les Tutsis qualifiés de ‘cafards’ ou Inyenzi au Rwanda). Ce faisant, cela renvoie aux discours impérialistes déployés pour légitimer les massacres coloniaux, et reproduit certains aspects de la rhétorique nazie sur les ‘judéo-bolchéviques’.
7 - Nous subissons très peu de pertes, les pertes de l'ennemi sont énormes. En cas de guerre, l’adhésion de l’opinion publique dépend du moins en partie à des résultats apparents du conflit. A de rares exceptions près, les êtres humains préfèrent généralement adhérer à des causes victorieuses. Donc, si ces résultats ne sont pas bons, la propagande devra cacher nos pertes et exagérer celles de l’ennemi. Prenons un exemple dans un conflit en cours : la Russie interdit à divers organismes sociaux de publier des chiffres sur le nombre de leurs affiliés, car ceci permettrait de reconstituer le nombre de décès en excès. Le Kremlin n'a communiqué ses pertes qu'une seule fois, en octobre 2022, 5.937 tués, un chiffre incompatible avec l'intensité des combats. Moscou comme Kiev affirment infliger des pertes vertigineuses à l'ennemi. Au prix d'une curieuse convergence : tandis que Kiev affirmait avoir mis hors de combat (tués, ou blessés) en tout 392.000 soldats russes, Moscou estimait avoir éliminé 383.000 soldats ukrainiens. Quels que soient les décomptes macabres pratiqués ici et là dans les territoires conquis ou repris, le bilan est d’ordinaire gonflé de bonne foi par les combattants car cela participe de leur moral, ou/et du soutien de l'état-major. On peut aussi extrapoler les victimes adverses à partir du nombre de véhicules détruits, photos géolocalisées comme preuve à l'appui. Think tanks, ONG et officines de renseignement se basent aussi sur les notices nécrologiques dans la presse locale, ce qui permet d'établir un plancher, même si celui-ci est en-deçà de la réalité.
8 - Les artistes et intellectuels soutiennent notre cause. La classique formule répandue dans la mouvance de la tradition du journalisme anglo-saxon – ‘choose the truth, not a camp’ – a commencé à être remise en cause dès la couverture de la première guerre du Golfe (1990-1991). Dans le cas contraire, le pouvoir sait s’imposer. Selon OVD-info, une ONG indépendante russe de droits humains, près de 150 personnes sont poursuivies en vertu de la loi sur les ‘fake news’ et une quarantaine de personnes condamnées pour discréditation de l’armée russe’, accusées d’avoir utilisé le mot guerre à la place de Opération spéciale’.
9 - Notre cause (contrairement à celle de nos ennemis) a un caractère sacré. C’est l’un des dix principes élémentaires d'une ‘bonne’ propagande de guerre. Rares sont ceux qui s'en sont privés : que l'on soit guidé par le God save the Queen d'Angleterre, le Gott mitt uns chez les Allemands ou par l'amour sacré de la patrie française. A l'Empire du Mal, selon l'expression de Ronald Reagan pour désigner l'ex-URSS, va succéder l’Axe du Mal. En reprenant les termes qui décrivaient pendant la Seconde Guerre mondiale l'entente entre Berlin, Rome et Tokyo, le président George W. Bush lance en son temps un avertissement à trois Etats : Corée du Nord, Irak et Iran. A l’Est, l’opposition à l’Occident relève d’une sainte croisade. Un combat du Bien contre le Mal ; et le Kremlin, en tandem avec le patriarche Kirill, se plait à décrire l’Occident comme l’Antéchrist. Même si, d’après la Constitution de 1993, l’État russe est un État laïc.
10 - Ceux (et celles) qui mettent en doute notre propagande sont des traîtres. Comme le rappelle Anne Morelli, ceux qui ont osé demander s’il était bien nécessaire de bombarder les populations civiles yougoslaves se firent traiter de ‘rouge-brun’, de ‘révisionnistes’, et de complices de Milosevic. Celui qui affirma dans une tribune au ‘Monde’ que ‘définir à priori le peuple serbe comme collectivement criminel n’est pas signe d’un démocrate’ (Régis Debray) est forcément suspect ….Ce qui est vrai pour la Yougoslavie peut se transposer en Iran. Face à un ‘État tyrannique dirigé par des religieux sanguinaires’, les atermoiements pacifistes font forcément le jeu, pêle-mêle, du communautarisme, de l’islamisme, du soutien déguisé au jihadisme , que ce soit au Moyen-Orient, en France ou ailleurs. Bref, il est vivement conseillé de ne pas poser des questions qui fâchent…Car, pendant un conflit, nul n’a le droit de demander tout haut pourquoi la guerre ou prononcer le mot ‘paix’ sans trahir. (page 168).
Comme disait Anatole France (cité dans l’ouvrage d’Anne Morelli, éditions Aden) ‘la guerre est moins détestable pour toutes les ruines qu’elle sème que pour l’ignorance et la stupidité qui lui font cortège’.
B.C.