La polémologie que certains d’entre vous ne connaissent pas, ou pas assez, est une science des conflits et c’est d’ailleurs un français, Gaston Bouthoul qui en fut l’inventeur. Grâce à lui ou à cause de lui, de très nombreuses facultés en France disposaient d’un département de polémologie dans les années 60. Il n’en reste qu’un seul, à l’université de Strasbourg.
Et si je mentionne la polémologie, il ne s’agit pas tant de réhabiliter Gaston Bouthoul, que de cerner jusqu’à quel point les enjeux de guerres et de paix sont quasi absents dans la réflexion des architectes et promoteurs du Développement Durable...
A l’heure où nous vivons un moment dramatique de la mondialisation, à l’heure où, comme le répètent les experts de la Banque Mondiale, ou du PRIO, la guerre est l’inverse du développement, je me permettais ici de faire une hypothèse : il n’y aurait pas eu de Sommet de Rio dans un contexte de guerre froide. S’il n’y avait pas eu effondrement du Mur de Berlin, nous n’aurions probablement pas assisté à l’émergence d’une réflexion sur la sécurité environnementale. Sans Gorbatchev, il n’y aurait pas eu de Croix Verte Internationale
Et je profite de cette tribune pour lui rendre hommage. En me référant aux propos de Brice Lalonde qui a évoqué Mostafa Tolba du Programme des Nations Unies pour l’Environnement…(UNEP), je voudrais poursuivre en disant que le climat politique international a favorisé l’appel en faveur de ‘casques verts’ pour pacifier le monde. Du temps de la guerre froide, (certains dirons aujourd’hui du temps de …la première guerre froide), il eût été inconcevable de réclamer la démilitarisation les relations internationales, d’appeler à la création d’un fonds pour les enjeux environnementaux (on ne parlait pas encore du Fonds Vert pour le Climat à hauteur de 5% des budgets militaires….Certes, l’idée de transférer une partie des budgets militaires était dans les tuyaux il y a 40 ans, via les travaux de la Commission Palme…mais ces exigences ne mobilisaient pas trop les artisans du DD.
Et pourtant…On ne peut pas comprendre ce qui se trame au Sahel si nous faisons l’impasse sur le fait que le désert avance de 10 centimètres par jour. On ne comprend pas la valorisation des Aires Marines Protégées (AMP), si l’on ignore que celles-ci sont aussi promues pour interdire à certains de se réapproprier leur territoire ; comme le font les Britanniques en interdisant tout retour des Chagos, expulsés de la base militaire de Diego Garcia. On ne comprend pas grand’chose aux enjeux climatiques si l’on ignore que les modélisations du GIEC proviennent des travaux que les militaires ont menés pour tenter de climatiser la planète et/ou de se prémunir contre le spectre d’un hiver nucléaire (…) On ne comprend peut-être pas tous les enjeux de la ‘Grande Bleue’ si l’on néglige le fait qu’aucun Etat européen (bordant la Med) n’a adopté un moratoire relatif au déploiement de sonars militaires un moratoire adopté uniquement par l’Espagne pour les eaux des Canaries…
Un nouveau parcours ?
Une grille de lecture polémologique s’impose donc. Comme j’ai parfois l’occasion de le rappeler à mes étudiants, l’environnement n’est pas seulement une victime des conflits, ou encore un détonateur, mais une arme. On peut s’en rendre compte depuis l’invasion russe du 24 février, un conflit symbolisé aussi par une centrale nucléaire transformée en terrain de manœuvre et/ou champ de tir, et des pipelines dans la Baltique sabotées…. Si nous voulons lister les causes d’insécurité mondiale, la militarisation mérite d’y figurer tout autant que les ‘breakdown climatiques’l A ceux et celles qui douteraient que le DD est un ‘champ de bataille’ (pour paraphraser Razmig Keucheyan), rappelons que l’ODD 16, censé valoriser l’avènement de ‘sociétés pacifiques’, fait l’impasse sur le désarmement, exceptée la réduction significative du trafic illicite d’armes, (cible 16.4) et c’est le parent pauvre des 17 ODD. Bref, ‘ notre maison brûle’, comme l’avait déclaré le pompier Jacques Chirac en guise d’avertissement, mais rajoutons que certains brasiers ont un rapport direct avec des adeptes d’un terrorisme spécifique qui inclut l’écocide ; des acteurs peu sensibilisés au fait que la paix est un produit des droits de l'homme.
Je voudrais donc terminer mon propos en évoquant l’’exception militaire’ ; une exception qui va de pair avec l’impunité ; ce qui invalide toute cohabitation entre les piliers du DD et le militaire. Lorsque les appareils militaires - et la machine économique qui les alimente durablement- s’affranchissent de toute obligation de réduction de leur empreinte carbone, la crédibilité d’un ‘développement durable’ (dont l’Agenda 2030) est mise à mal. Nous devrions le savoir depuis le début des négociations sur le Protocole de Kyoto, lors du refus américain de comptabiliser l’empreinte carbone de leurs militaires postés aux quatre coins du monde.
Tant que la question militaire représente, au sein de la société civile, l’angle mort du combat pour un monde plus durable, le concept de DD (déjà tant galvaudé) sera en sursis, une aspiration en voie de disparition. Tant qu’il nous manque un arsenal d’outils, de concepts et d’agendas capables de faire barrage aux destructions durables, nos anniversaires ressembleront à des commémorations. Tant qu’il en sera ainsi, la question ne sera pas ‘quelle Terre laisserons-nous à nos enfants ? (Barry Commoner), mais plutôt quelles cartouches laisserons-nous à nos enfants ?
BC - Montpellier, 29-30 septembre 2022