Destructions durables

Les guerres contre nature – 2 -

thumbnail futur armeeLe coût écologique exorbitant des guerres, un impensé politique -2

On pense souvent que l’écologie et les sciences du système Terre sont nées avec les travaux des naturalistes et des biologistes, mais elles sont aussi largement issues de recherches menées par les armées et par les scientifiques travaillant pour elles’, constate l’historien Fabien Locher. En 1947, c’est d’ailleurs au Pentagone qu’a lieu la première réunion consacrée aux conséquences de la hausse des températures et de la fonte des glaces en Arctique et au changement climatique.
Ces progrès scientifiques ont aussi leur revers, car ils ouvrent la voie à des armes inédites. Au plus fort des tensions entre les deux blocs, la guerre du Vietnam marque une étape décisive, à la fois dans le déploiement des techniques et dans la prise de conscience mondiale qu’un seuil a été franchi. Entre 1961 et 1971, l’armée étatsunienne déverse quelque soixante-dix millions de litres d’un puissant défoliant produit par la firme Monsanto, l’Agent Orange sur les forêts vietnamiennes. L’objectif est de dénuder les arbres afin de mettre l’ennemi à découvert, mais la dioxine contamine aussi durablement les populations et les écosystèmes. ‘Aujourd’hui encore, elle impacte la fertilité des sols et la santé des populations, qui développent des cancers et des malformations’, constate la juriste et spécialiste de droit international Valérie Cabanes, autrice d’’Un nouveau droit pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide’ (Seuil, 2016). Les procès qui suivront – uniquement pour dédommager les militaires atteints – démontreront que la toxicité était parfaitement connue à l’époque.
C’est aussi au Vietnam que les Etats-Unis expérimentent pour la première fois des techniques de géo-ingénierie, c’est-à-dire capables de manipuler et de modifier l’environnement. L’Opération Popeye consiste à ensemencer chimiquement les nuages afin de renforcer les précipitations et de prolonger ainsi artificiellement la saison des moussons, dans le but de ralentir la progression ennemie. De 1967 à 1972, les avions de la U.S. Air Force effectuent plus de deux mille missions dans le ciel vietnamien pour y disperser de l’iodure d’argent
Ces pratiques suscitent une indignation mondiale et marquent une prise de conscience politique, notamment dans les milieux environnementalistes américains.’ Si nous n’élargissons pas notre réflexion pour prendre en compte la guerre, nous conserverons peut-être quelques états sauvages, mais nous perdrons le monde’ , note alors le fondateur de ‘Friends of the Earth’, David Brower. ‘Pour la première fois s’impose l’idée que les Etats-Unis pratiquent un nouveau type de conflit : ils font la guerre à l’environnement pour annihiler l’adversaire’, note Fabien Locher.

ENMOD et le droit environnemental

De cette époque date l’apparition du terme ‘écocide’ , construit à partir de génocide , par le biologiste Arthur W. Galston, comme le relate Barry Weisberg dans Ecocide in Indochina. The Ecology of War (non traduit ; Ed. Canfleld Press, 1970). Deux ans plus tard, le mot sera repris par le premier ministre suédois Olof Palme, lors de l’ouverture de la première conférence des Nations unies sur l’environnement. A la Convention de Genève, qui encadre depuis 1949 le droit humanitaire des conflits, sont ajoutés, en 1977, deux articles qui proscrivent les méthodes ou moyens de guerre (…) conçus pour causer (…) ‘des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel , ainsi que les atteintes à l’environnement à titre de représailles’. La Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires, nommée Enmod, adoptée un an plus tôt, encadre de son côté le recours à la géo-ingénierie à des fins hostiles.
fin du monde et mayaLe droit environnemental international peut-il modifier le cours des guerres ? Jusqu’à présent, ces conventions restent peu et mal appliquées même si, depuis 2002 et l’entrée en fonction de la Cour Pénale Internationale, l’atteinte grave à l’environnement est reconnue comme un crime de guerre. (…) La justice internationale est un mécanisme lourd, constate Marie-Ange Schellekens, et la gravité des crimes russes à l’égard des populations risque de faire passer les atteintes à l’environnement au second plan. Mais pour le général de division aérienne Vincent Breton, responsable de la prospective et de la stratégie militaire de l’état-major des armées, les poursuites pour “crimes contre l’environnement” (…) seront à l’avenir de plus en plus fréquentes, et il n’est pas exclu qu’un jour les conflits fassent l’objet d’un contrôle environnemental au niveau international . ‘L’impact écologique d’une guerre, d’une opération ou d’une simple action militaire constituera de plus en plus un élément majeur dans le processus décisionnel des conflits de demain’, estime le militaire dans un récent ouvrage collectif, La Guerre chaude (co-dirigé par Bastien Alex, François Gemenne et Nicolas Regaud, Presses de Sciences Po, 2022), qui analyse les enjeux stratégiques du réchauffement climatique.

 Claire Legros, 'Le Monde', 11 juin 2022 - Extraits

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